À l’assaut de l’Aconcagua !

L’hiver dernier, Frédéric SFEIR, étudiant en Mise à niveau scientifique, nous annonçait :
« Je suis ravi de vous annoncer mon retour dans l’aventure Moving Mountains ! En février prochain, je vais me lancer à l’assaut de l’Aconcagua culminant à 6 960 mètres, le deuxième plus haut sommet des Sept Sommets du monde !
Je suis atteint de la rétinite pigmentaire, une maladie oculaire rare qui rétrécit progressivement mon monde, transformant la clarté en ombres. Chaque jour avec la RP c’est comme marcher sur un fil, entre s’accrocher à ce que je peux encore voir et me préparer à renoncer aux paysages familiers qui m’entourent. Le chemin n’est pas facile, et faire face à l’idée de perdre complètement la vue un jour est une pensée avec laquelle je vis au quotidien…
Grâce au soutien d’ABLE et de LHO qui rendent cette expédition possible, je vais pouvoir surmonter les limitations perçues et représenter fièrement la communauté des personnes en situation de handicap. »
Il l’a fait et il nous raconte :
« J’aime beaucoup l’aventure et l’inconnu. Avec ma maladie, le quotidien a toujours un aspect stressant. Dès que je vais quelque part, je fais de mon nouvel environnement ma maison. Nous, les personnes DV (Déficientes Visuelles), vivons une anxiété quotidienne (comment aller aux WC, trouver sa chambre). Moi, dans le moment présent, je m’adapte.
Quand on ne voit pas ou qu’on voit mal, le mental devient essentiel. C’est lui qui permet de réaliser son projet. Bien sûr, il y a des choses qu’on ne peut pas contrôler. Le soutien et l’accompagnement sont donc indispensables. Je ne peux pas faire sans. Et je sais aussi que je dois offrir un soutien en retour. Ce soutien est aussi fort que celui que je reçois. Quand quelqu’un m’aide, je pense que je lui apporte aussi un soutien mental.
Dans chaque camp, en montagne, pour aller aux WC, remplir ma gourde ou rejoindre ma tante, je devais demander à quelqu’un de m’accompagner.
C’est cet accompagnement qui crée des liens uniques, qui resteront à jamais pour moi et pour l’autre personne.
Le renforcement physique a commencé en septembre : six mois de préparation auxquels se sont ajoutées les démarches administratives et la promotion de la cagnotte. Beaucoup de temps, beaucoup d’efforts. Avant le départ, mon projet était de sensibiliser à la rétinite pigmentaire et à l’importance des chiens guides dans le quotidien. Mais une fois là-bas, après tous ces efforts, l’objectif principal c’est toucher le sommet !
Tout le monde grimpe avec des bâtons de randonnée colorés, moi j’utilise ma canne blanche, cela affirme ma différence.
On m’a dit que, sur le chemin, des grimpeurs baissaient leur chapeau à mon passage en voyant la canne, pour m’encourager.
Les sherpas, ceux qui portent nos bagages, sont formidables.
Il existe différentes techniques de guidage selon les personnes. Les commentaires tout au long de la montée – uniquement des mots ou des expressions – varient selon ce que le guide juge important pour la progression. Certains parlent anglais, d’autres espagnol. Et on avance. On progresse. On continue à monter ensemble.
L’altitude provoque des maux de tête, des difficultés respiratoires. On dépense beaucoup d’énergie, donc on est très fatigué. Il fait très chaud en marchant, avec toutes les couches de vêtements pour se protéger du froid et du soleil. Et le soir, il fait très froid.
Il y a des règles strictes : on ne s’arrête pas plus de deux minutes et pas trop souvent, pour ne pas casser le rythme. La cadence doit être régulière. L’altitude rend les mouvements difficiles. On avance lentement pour ne pas s’essouffler. Le vent souffle fort.
« La pression mentale était énorme. J’avais comme un hélicoptère dans la tête. J’étais épuisé, je respirais mal, les yeux brûlés parle soleil… »
La dernière montée doit se faire entre 4h et 14h pour avoir le temps de redescendre avant que la glace ne fonde, sinon on glisse, même avec des crampons. Le vent se renforce aussi après 14h. Il faut ensuite redescendre pendant 4 à 5 heures : 10h de montée, 5h de descente. Si on atteint le sommet après 14h, c’est trop tard. En plus, le soleil se couche, et cela devient dangereux. L’ouverture n’est pas toujours possible ; il faut attendre les bonnes conditions physiques et climatiques.
Le jour de cette dernière ascension je suis un autre guide que d’habitude. Jusque-là, je tenais la poignée du sac à dos de mon guide pour sentir les changements de direction et caler mes pas sur les siens. Là, on me propose une autre technique : une corde fine. Mais avec mes sous-gants, gants et mitaines, je ne sens presque rien. Quand le fil partait à gauche, je ne le sentais pas immédiatement et je continuais à grimper hors du chemin. Je m’en rendais compte dix secondes plus tard. C’était difficile. Six ou sept fois d’affilée, j’ai dévié du bon sentier. Le stress montait. J’ai fait deux arrêts en dix minutes.
Quatre heures plus tard je glissais. La pression mentale était énorme. J’avais comme un hélicoptère dans la tête. J’étais épuisé, je respirais mal, les yeux brûlés par le soleil.
À ce moment là le guide et le leader du groupe ont vu la fatigue sur mon visage, ils se sont concertés et m’ont proposé d’arrêter. J’ai fait un dernier effort pour atteindre Independencia (6420 m), un abri naturel en demi-cercle. C’est là qu’ils m’ont conseillé de faire demi-tour.
J’ai senti que j’avais atteint mes limites.Malgré tous les efforts, il faut savoir reconnaître ses limites. C’est la leçon. Je suis fatigué, mais je suis arrivé à quelque chose. Pas 100 % de mon projet, mais 80 ou 90 %, et j’en suis fier.
Après tant de travail, être fier de soi, c’est essentiel.
Le cheminement, la progression, le processus : c’est ce qui me semble le plus beau et le plus important.
Je n’ai pas vraiment la photo de moi au sommet de l’Aconcagua. Quand mon ami m’a dit : « Je redescends avec toi, je n’ai plus de raison de monter », on a pleuré ensemble. Je lui ai dit : « On est arrivé à 6420 mètres. Tu dois continuer pour dépasser tes limites. » Je lui ai donné mon drapeau : « Je monte avec toi comme ça. »
En février 2023, j’avais grimpé le Kilimandjaro. Une énorme différence. La journée la plus dure sur le Kilimandjaro est une journée normale sur l’Aconcagua. J’ai même dormi au sommet du Kilimandjaro à 5900 m. Sur l’Aconcagua, tout est plus long, plus raide, plus éprouvant. On a fait l’aller-retour en 6 ou 7 jours pour le Kilimandjaro, contre presque 15 jours pour l’Aconcagua (du 12 au 25 février).
Le Kilimandjaro, c’est une seule montagne, un seul sommet. C’est l’Afrique : vivant, animé, avec forêt, désert alpin, glaciers. Il pleut beaucoup, il fait très froid vers 3500-3900 mètres. Il y a des animaux.
Pour cette expédition, j’avais choisi trois animaux totems sur mon maillot :
L’aigle : libre, fort, à la vue perçante
Le rhinocéros : très fort, avec une vision tubulaire, comme moi
Le caméléon : capable de se camoufler, de s’adapter
L’Aconcagua, c’est très différent. C’est une chaîne de montagnes, la Cordillère des Andes, qui court du Venezuela au Chili en passant par la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie et l’Argentine, d’où nous sommes partis. Un paysage sec, de cailloux, sans verdure. Des rochers rouges, du vent, des glaciers. Grâce à eux, on avait de l’eau en faisant fondre la glace. Peu d’animaux. Un condor a volé au-dessus de nous. On m’a dit qu’il n’était pas très beau, mais très grand.
Le maillot de cette expédition représentait toujours l’aigle… et Sherlock.
Bien sûr, mon chien Sherlock n’est pas venu avec moi. C’est un chien-guide de maison. Je ne pouvais pas risquer de le blesser ou de me perdre avec lui. Il n’est pas préparé pour le froid ni pour de longues marches. Ma mère est venue chez moi pour le garder pendant mon absence.
Une partie de l’argent récolté par la cagnotte qui a financé mon voyage sera reversée à la Fédération Française des Associations de Chiens-Guides d’Aveugles (FFAC), qui m’a offert Sherlock.
Lors de la descente, avec mon ami, trois sherpas m’ont dit : « Tu dois aller au Népal. Il y a l’Everest bien sûr, mais aussi des centaines d’autres montagnes magnifiques. »
Au fond, il me faut « juste » une personne qui marche devant moi, une bonne préparation physique et mentale… et la montagne.
La montagne, c’est une expérience de vie. On ne revient jamais tout à fait pareil. Et puis, quand on commence à grimper, on ne voit plus le sommet… »